En allant sur la toile, je tombe par hasard sur le blog d’un homme souterrainement influent dans les années 80.
Cet homme, dont le fils dirige encore aujourd’hui un théâtre lourdement subventionné, était tourneur autrefois. C'est-à-dire que ses réseaux, fortement idéologiques, quadrillaient le paysage artistique et qu’il avait à cœur de promouvoir des spectacles d’amis.
Il vient de rendre publiques sur son blog ses notes de spectateurs qui ne peuvent en aucun cas passer pour des critiques de théâtre au sens je l’entends, mais qui ont fait loi cependant en leurs temps.
Ce qu’il écrit sur un de mes spectacles est suffisamment borné- il met en cause l’œil de Cournot et celui d’Armelle Héliot dans la presse nationale- pour que je rende publiques, à mon tour, des appréciations autres. Ainsi, dans cette page, celle du metteur en scène Brigitte Jaques sur le spectacle dont il est question : Un Homme Véritablement sans qualité.
Ce spectacle crée en mars 84 avec l’acteur Christian Fischer-Naudin, sans subvention aucune et hors du réseau balisé, s’articulait sur les rêves de Kafka. Philippe Adrien était venu le voir bien avant sa propre création sur le même thème.
Un Homme véritablement sans qualité avait été invité directement par le directeur du Festival de Sarrebruck alerté par le papier du Monde qualifiant de «chef-d’œuvre» ce spectacle, mais ONDA -et Ginsburger, je le comprends aujourd’hui - avaient œuvré pour qu’il ne parte pas, pour que l’argent ne change pas de main.
Lettre de Brigitte Jaques metteur en scène à Michèle Venard
15 juillet 1984
Ma chère Michèle,
Je retrouve ces petites notes jetées sur mon cahier après que j’aie vu (en mars) ton merveilleux Kafka, et j’ose ici te les reproduire, espérant que peut-être tu en seras contente.
«J’aurai vu cette semaine quatre spectacles et le printemps et j’aurai éprouvé une sorte d’envie de vivre que je n’avis plus ressenti depuis des mois ou des années. J’aurai vu un Cinna, une Mouette, un spectacle de théâtre musical, un spectacle sur Kafka. C’est lui qui m’a le mieux plu. C’est là seulement que j’aurai rencontré le théâtre, la surprise ; j’étais d’abord convoquée au fond d’une cour. D’emblée, j’aimais cela, dépaysée, j’ai songé une fois de plus à Roger Blin, ce grand ami qui avait crée Godot au fond d’une cour. Avant j’avais aimé prendre le métro. C’était dimanche, presque plus de français aux alentours de République, des races multiples, de très jeunes gens, beaucoup d’enfants. Je me suis rappelé Chicago où j’avais pris le métro aérien, au centre de la ville, et j’avais gagné les quartiers noirs, en compagnie d’un ami acteur, survolant la ville. Le métro s’était comme déshabillé des blancs et à chaque station, le mélange blanc-noir s’accentue, le noir dominant de plus en plus jusqu’à plus un blanc dans le wagon, sauf nous, mais nous ne comptions pas, nous étions étrangers.
Alors, au fond de la cour, il y a un théâtre et je m’assieds. De ma place, je vois la cour que je viens de traverser et les gens qui arrivent, 30, 40 places dans ce lieu cela me semble presqu’idéal. Déjà nous sommes heureux d’être là ensemble, tout est inconnu, sauf Kafka peut-être.
Après, j’aime bien l’acteur, un peu trop «profondément» dirigé; j’aime le jeu subtil des rideaux; dévoilement successif de l’espace remarquable travail sur la partialité du noir, j’aime l’agencement des textes, papa, maman, sexe, excrément, interdit. Regardant, écoutant, je me souviens d’un rêve. Je songe au Verdict ; la condamnation à mort de l’enfant par les parents. Je songe avec larmes à l’illusion, au leurre entretenu à l’égard de l’enfant par la Mère, alors même qu’elle n’est que la face avenante du Père et qu’elle porte avec la même violence, l’ordre mortel à l’enfant. Je pense à L’éveil du printemps, ( de Frank Wedekind) où une scène kafkaïenne met aux prises une Mère et un Père apparemment opposés, tandis qu’à la fin, la Mère apprenant les entreprises sexuelles de son fils, durcit le verdict du Père, va plus loin que le Père. Avec larmes, les yeux dessillés, écoutant Kafka ici et maintenant, j’entends et je vois le piège où je fus moi-même coupable et sans crime, inventant quelques crimes pour rendre plus humain, pour justifier l’insupportable culpabilité.
Je ressens à nouveau l’horreur de La Métamorphose, l’être-déchet, rebus, de nouveau je sais pourquoi j’ai toujours haï La Métamorphose et Le Procès, pourquoi je n’ai jamais relu ces livres, avec lesquels je n’ai pu trouver aucun accommodement : Je est Kafka, insupportable culpabilité, liée de plus à l’être Juif, au camp de la mort, Auschwitz où ma mère fut deux ans. Je suis effrayée de penser que seul Auschwitz était une réponse à la mesure de la culpabilité juive»
Voilà ma chère Michèle, les quelques réflexions que ton spectacle, et l’avant et l’après de celui-ci, engendrèrent.
Je serais ravie de te voir, tu sais, de parler avec toi.
Je suis à Paris fin juillet-début août et puis après début septembre.
Je t’embrasse.
Brigitte.
commenter cet article …